6- Paillard, un défricheur

La probabilité de connaître Saint-Auban-sur-l’Ouvèze relève seulement d’un hasard audacieux tant ce village des Baronnies est loin de tout, à la fois planté sur une crête et perdu dans une vallée que les routes ne fréquentent guère. Y passe quand même le GR91 qui est le seul responsable de mon érudition géographique quoique, venant du Rosannais cette fois-là, je n’étais pas descendu jusqu’au village, me contentant, depuis la Vanige, des points de vue sur les cailloux lointains, le Pic de Bure au nord et le Ventoux au sud.

Mais voilà que, bien au-delà de mes souvenirs de randonneur, le nom de St-Auban-sur-l’Ouvèze est désormais écrit en toutes lettres dans la notice biographique de Wikipédia qui traite de Jean-François Paillard, décédé le 15 avril 2013 dans ce même village où il résidait depuis 1988.

Même s’il était désormais dépassé par une esthétique baroque qui s’est imposée presque partout, je sais ce que mon propre parcours musical doit à Paillard : outre des dizaines d’enregistrements sur vinyle estampillés du vert d’Erato et qui peuplent ma discothèque, Jean-François Paillard et son orchestre éponyme, j’étais allé les écouter plusieurs fois quand j’étais adolescent, tout comme des milliers de mélomanes qui se mirent à aimer le répertoire baroque grâce à l’inestimable travail de découvreur et de passeur qu’il fut. Bien avant le Centre de musique baroque de Versailles, avant les Kuijken et autre Harnoncourt, il y eut d'autres défricheurs, aventuriers des bibliothèques, prophètes en concert pour aller tirer de l’oubli des partitions dont on n’ose même pas imaginer aujourd’hui qu’elles aient pu avoir été seulement recouvertes de poussière. Avec Mariner, Kuentz et autre I Musici, Paillard mérite le même panthéon que Mendelssohn redécouvrant Bach ou Wanda Landowska ressuscitant le répertoire français du clavecin.

Paillard ne fut pas en capacité de surfer sur la vague née du tsunami baroqueux dont il fut pourtant l’un de ceux qui le convoquèrent. Pouvait-il en être autrement ? Aucun orchestre constitué n’est jamais passé, à ma connaissance, d’une interprétation moderne – c’est-à-dire romantique en réalité – sur instruments modernes à une interprétation baroque sur instruments anciens. L’apprentissage est long et le changement ne s’opère que lentement. J’en parle en connaissance de cause. Paillard ne pouvait donc se confronter aux ensembles qui, s’appuyant sur le marchepied de ses découvertes, allèrent beaucoup plus loin dans la redécouverte d’une esthétique ancienne et qui manifestèrent parfois un peu de morgue envers ceux qui leur avaient pourtant ouvert la voie et permis de donner de la voix.

Aujourd’hui, même pour des oreilles aux exigences baroqueuses, les enregistrements de Paillard ne sont pas insupportables à réécouter – je n’ai pas toujours une opinion si clémente – et il m’arrive encore de faire tourner ces précieux vinyles. Même si le la est à 440 et les instruments modernes, son orchestre était déjà réduit à une douzaine de cordes et le vibrato, cet ornement omniprésent chez les romantiques, ne s’imposait pas trop. Dans ce répertoire des 17e et 18e siècles, qu’il eut le mérite – non mesurable – d’avoir fait découvrir à toute une génération de mélomanes, l’Orchestre de Chambre Jean-François Paillard fut le chaînon indispensable entre les romantiques d’hier qui jouaient Bach comme Wagner et les baroqueux d’aujourd’hui qui prétendent jouer comme il faut. Finalement, au-delà des querelles d’érudits, l’interprétation est toujours une question de « bon goût » comment disait Rameau. Le bon goût d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier. Et qui sait si, demain, notre interprétation actuelle de la musique baroque ne sera pas mise à son tour au placard par d’autres esthètes ! Preuve, finalement, que notre musique, éminemment humaine, est éminemment vivante, même pour interpréter de la musique dite « ancienne ».

Merci Monsieur Paillard.

Philippe LERAT

http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Fran%C3%A7ois_Paillard

http://www.lunion.presse.fr/culture-loisirs/le-virtuose-de-la-musique-jean-francois-paillard-est-decede-ia0b0n27418