Concerts Cherubini Mai Juin 2024

Cherubini, ce « révolutionnaire conservateur »

Avoir reçu les honneurs officiels pendant des décennies n’exclut pas un talent reconnu dans le petit monde parfois vachard des compositeurs. Membre fondateur du Conservatoire en 1795 puis son directeur pendant 20 ans jusqu’à sa mort en 1842, Luigi Cherubini reste aussi un remarquable musicien dont le Requiem en do mineur constitue toujours une référence absolue dans la musique religieuse.


Quelles furent les réelles convictions politiques des musiciens qui, comme bien autres artistes et pour un peu que la santé les préserva longtemps, débutèrent leur carrière sous l'Ancien régime au service du roi ou d'un noble que la Révolution guillotina prestement, composèrent des odes révolutionnaires sous la Convention et la Terreur, louèrent Bonaparte sous le Consulat puis Napoléon sous l'Empire et célébrèrent Louis XVIII à la Restauration ?

Un musicien « officiel » mais pas que…

Emportés dans ce tourbillon politique, François-Joseph Gossec (1734-1829), Etienne Nicolas Méhul (1763-1817), Jean-François Lesuer (1760-1837) ou Luigi Cherubini(1760-1842), membres fondateurs du Conservatoire, furent ainsi d’efficaces serviteurs d’un pouvoir du moment qui ne les accabla d'aucun reproche pour leurs convictions en chewing-gum et leurs multi-fidélités passés, et les honora au contraire largement, pourvu que leurs talents très reconnus fussent à son service. Après tout,la musique n’a pas à faire de politique mais peut très utilement la servir. Juste unequestion d’intérêts partagés et d’opportunités bien comprises. A ce titre et en dépit de quelques d’éclipses passagères, sous la protection d’un Roi de France ou d’un Roi des français, d’un Premier consul ou d’un Empereur, Cherubini fut bien un musicien « officiel ».

Musicalement, la question n’était pas plus simple et la fidélité toute aussi sujette à caution, soumise aux aléas des courants musicaux, des modes, des goûts et des styles. Songeons qu’entre les années 1750 et 1820, Bach emporta dans sa tombe le contrepoint et le style baroque, le classicisme naquit et mourut – porté aux sommets par Haydn et Mozart – et le romantisme les enterra tous en imposant durablement ses propres canons et ses turbulences débridées. Si la peinture rencontra les mêmes bouleversements mais plus tardivement au cours du XIX e siècle, de tous les beaux-arts, peut-être est-ce cependant la musique qui connut le plus de révolutions auxquelles, à défaut d’en constituer l’avant-garde, il fallut à chaque artiste tout ou tard se soumettre. 

Cherubini constitue l’exemple parfait du musicien placé par l’Histoire à la conjonction de ces deux failles tectoniques, musicale et politique. Fondamentalement, l’italien, naturalisé français en 1800, est un homme de l’ancien temps – n’enseigne-t-il pas au Conservatoire la fugue et le contrepoint ? – converti malgré lui au style nouveau. Mais ce conservatisme n’exclura nullement l’innovation orchestrale comme les incroyables coups de gong de la Marche funèbre et du Requiem, probablement l’une des premières utilisations en orchestre du tam-tam africain. Et dans le genre« melting pot », on pourrait du Requiem lister à foison tous les emprunts au contrepoint et techniques baroques, les formes issues de l’écriture classique et les concessions au romantisme qui devenait à la mode, l’ensemble de l’œuvre atteignant– beau tour de force d’un compositeur au sommet de son art – une remarquable unité. 

L’exception Berlioz…

Car les honneurs officiels n’altèrent pas un talent unanimement salué : de tous les compositeurs de son temps, et en particulier outre-Rhin, Cherubini fut un confrère admiré et respecté. Lors d’un voyage à Vienne en 1805, il rencontra Haydn dont il avait découvert à la Loge Olympique les Symphonies Parisiennes et reçut de sa part en cadeau le manuscrit de sa symphonie103. Beethoven le considérait, à part lui (!),comme le plus grand compositeur vivant, Schumann et Brahms n’eurent à sonendroit que des mots admiratifs. De ces louanges, on retranchera Berlioz, dequarante-trois ans son cadet, et dont la rancune tenace rapporta, outre quelquesflèches assassines, une course poursuite dans la bibliothèque du Conservatoire,scène cocasse qui opposa le jeune et déjà caractériel étudiant à sonindéboulonnable directeur. Mais ces tensions récurrentes n’exclurent pas le respect mutuel entre les deux hommes.

Né en 1760 à Florence d’un père claveciniste qui l’installa sans tarder devant un clavier, Cherubini quitta définitivement l’Italie à 24 ans après une solide formation musicale, fit un bref séjour à Londres et, comme tant d’autres compositeurs italiens(Lulli, Viotti, Boccherini, Donizetti, Rossini, …), emménagera durablement à Paris à partir de 1787.

Membre de la Loge Olympique, société de concerts maçonnique dont l’orchestre était alors considéré comme l’un des meilleurs d’Europe, cocréateur avec Viotti du Théâtre de Monsieur (frère du roi et le futur Louis XVIII), Cherubini affermit à Paris une carrière de compositeur lyrique déjà reconnue et produisit, essentiellement avant1813, une trentaine d’opéras. Après cette date, ce sont des commandes de musique religieuse et la musique de chambre qui l’accaparèrent et, surtout, ses imminentes activités pédagogiques au tout nouveau « Conservatoire de musique », notre actuel CNSMP, d’abord comme professeur de composition et inspecteur puis comme directeur durant vingt années. Créée par un décret de la Convention du 16 thermidor an III, l’institution ayant été légitimement suspectée de propager des idées révolutionnaires, Cherubini œuvrera à la mettre désormais à l’abri des soubresauts politiques, ouvrira de nombreuses classes d’instruments et sera à l’origine de la Société des Concerts du Conservatoire.

C’est surtout avec les habits de surintendant de la Chapelle royale – une exhumation de l’Ancien Régime – que Cherubini composa en 1816, à la demande de Louis XVIII, un Requiem à la mémoire de Louis XVI. Du musicien, cette commande reçut uneréponse magistrale et concourut à présenter Cherubini, qui avait lui-même dirigé en1804 la première représentation parisienne du Requiem d’un certain Mozart –modèle peut-être indépassable ? – comme l’un des plus éminents compositeurs de musique religieuse. L’œuvre fut créée, sous sa baguette, en la basilique Saint-Denisle 21 janvier 1817 pour l’anniversaire de l’exécution de Louis XVI et Marie-Antoinette… et aussitôt admise dans l’Europe entière au Panthéon des partitionsreligieuses : même Berlioz (mais oui !) et Verdi reconnurent plus tard l'influencequ’elle exerça sur leur propre Requiem. 

Bien évidemment, et depuis 1842, Cherubini ne pouvait résider ailleurs qu’au Père Lachaise.

Philippe LERAT 

Mars 2024

Texte du requiem