7- Vivaldi, oeuvres sacrées

Ci-dessus, manuscrit holographe du Beatus Vir RV 597 (7e mouvement : Paratum cor ejus, mesures 23 à 41) détenu par la Biblioteca Nazionale Universitaria de Turin. Parce que ce manuscrit était destiné à son éditeur et non aux interprètes, Vivaldi s’est appliqué à le copier… En pratique, les musiciens devaient souvent se contenter de parties séparées copiées à la va-vite à partir d’un conducteur dont l’encre était à peine sèche, parfois constellé de ratures, pâtés et autres renoncements. Cela constituait le prix à payer pour jouer une musique « actuelle » et à la mode qui, aussitôt jouée, serait chassée par une autre. Grâce à la renommée du compositeur, une partie de ses œuvres fut cependant éditée de son vivant comme en témoigne ce beau manuscrit. Mais beaucoup d’autres partitions de Vivaldi ne nous sont parvenues que sous forme de parties séparées (et parfois incomplètes) à partir desquelles un solide travail de restitution doit être entrepris pour corriger les erreurs de copie — même si quelquefois c’est le copiste qui a corrigé les erreurs du compositeur ! — et reconstituer le conducteur.




Dans la littérature musicale, bien des compositeurs se sont essayés à écrire pour double chœur, une formation atypique d’origine médiévale dont le réel essor puise dans l'Italie de la Renaissance et en particulier Venise pour dédoubler chacune des quatre voix (soprani, alti, ténors et basses) et proposer huit lignes de chant à l'auditeur. Les fameux cori spezzati vénitiens, littéralement « chœurs brisés » permettent de faire entendre des réponses en écho et de créer des effets musicaux spectaculaires. Mais au-delà des musiciens de la Cité des Doges, beaucoup utilisèrent le procédé : on citera pour exemple les motets à deux chœurs de Johann Sebastian Bach, la Grande messe en ut mineur de Mozart, l’air Ehre sei Gott in der Höhe de Felix Mendelssohn (1809-1847) ou, un peu plus près de nous, la Messe pour double chœur a cappella du compositeur suisse Franck Martin (1890-1974).

En matière orchestrale, la Sérénissime fut aussi le terrain d’expérimentation de musiciens qui écrivirent des œuvres pour double formation instrumentale, incités en cela par l’architecture très particulière de la basilique San Marco dont les deux tribunes situées de chaque côté de l’autel se font face, sans omettre les tribunes secondaires, les ambons et toutes les estrades mobiles qui furent aussi utilisés au gré du calendrier liturgique pour installer des musiciens qui dialoguaient d’un endroit à l’autre. Les Gabrieli,  Andrea (1510-1586) et Giovanni (1557-1612), oncle et neveu, y expérimentèrent des effets stéréophoniques ou quadriphoniques inédits avec des formations de cuivres, de bois puis de cordes. En raison de la réverbération du bâtiment, les sons proviennent de partout, volent sous la voute sans qu’on en identifie exactement la provenance. Ici, tout est théâtre – même à l’église ! –, tout est effet, trompe-l’œil et trompe-oreille. Pour avoir assisté à un tel concert à San Marco il y a longtemps, je peux encore témoigner de l’enthousiasme public pour le procédé. Le cinéma n’a rien inventé car Venise l’avait déjà fait !

En revanche, composer pour double chœur ET double orchestre fut une spécificité sans doute exclusive de Vivaldi (à l’exception notable d’une douzaine de numéros de la Passion selon St-Matthieu de Bach). Il fallait en effet oser pousser le procédé jusqu’à ses limites, se confronter à des difficultés compositionnelles particulières et, surtout, disposer d'importants moyens instrumentaux et choraux pour permettre un tel dédoublement.

Ces œuvres hors des normes furent écrites pour l’Ospedale della Pietà dont la qualité et le nombre des interprètes (des orphelines que la Cité des doges prenait en charge pour leur éducation) étaient aussi célèbres que leur compositeur attitré. En réalité, Vivaldi ne travailla jamais de manière continue pour la Pietà, ses activités lyriques et ses voyages l’en empêchant. Mais, si le poste de maestro di strumenti n’était pas très bien rémunéré, il offrait au Prete rosso des moyens exceptionnels et une estrade incomparable pour faire connaître sa musique instrumentale : on venait écouter les orphelines de l’Europe entière.

Si Vivaldi a peu composé de musique sacrée, c’est simplement qu’il n’avait pas la charge du chœur de la Pietà, confié à d’autres collègues et en particulier Francesco Gasparini, maestro di coro, qui chapeautait la musique de l’institution. Lorsqu’il le fit, ce fut par intérim seulement et on peut le regretter eu égard à la qualité de cette production qui démontre sa très grande maîtrise du genre. Le Nisi Dominus pour voix d’alto (ou contre-ténor) & orchestre en apporte un exemple éloquent.

Pour les interprètes des œuvres en double chœur et double orchestre, les défis sont nombreux et tiennent déjà dans l’occupation de l’espace, forcément variable d’une église à l’autre, chaque chœur disposant de son propre orchestre mais d’une direction unique aux quatre formations. Et lorsque parfois les deux chœurs et les deux orchestres fusionnent pour une fugue finale, il faut alors retrouver en un instant des collègues géographiquement bien éloignés ! Quant au chef, bien que pourvu de deux hémisphères cérébraux, il se dit que deux de plus ne seraient pas mal au vu des circonstances.

Philippe Lerat — mars 2023

 

L'orchestre Les Pléiades, les choeurs Darius Milhaud et Tempus Vocalis donneront trois psaumes de Vivaldi pour double choeur et double orchestre les 25 et 26 mars 2023 en l'abbaye de Longpont-sur-Orge et l'église ND du Travail de Paris