1- Dittersdorf ou les amnésies de la postérité

Dès ici, le lecteur est averti que la plupart des noms propres de ce post sont imprononçables par les habitués de la langue de Molière ! Mais ce n’est sans doute pas la raison qui pourrait expliquer que la postérité se soit détournée de Carl Ditters von Dittersdorf (1739 - 1799) qui fut pourtant l’un des grands musiciens de la période classique outre-Rhin. Rapide portrait à partir des Mémoires de l’intéressé.

Dittersdorf

Aujourd'hui encore, il n'existe pas une littérature très abondante à propos de Carl Ditters von Dittersdorf qui, bien au delà d'une carrière de violoniste virtuose, fut d’abord l'un des compositeurs autrichiens majeurs de la période dite « classique » couvrant grosso modo la seconde moitié du 18e siècle, sorte de passerelle entre l'ère baroque clôturée par la disparition du grand Bach (1750) et l'avènement du romantisme à l’aube des années 1800. Pourtant, sa notoriété fut si grande que son opéra Doktor und Apotekte éclipsa un temps à Vienne le Figaro de Mozart, qu'il fut reçu à plusieurs reprises par l'empereur d'Autriche, le roi de Prusse Frédéric-Guillaume et que l’impératrice Marie-Thérèse l’anoblit en adjoignant von Dittersdorf à Ditters, ce qui ne manquera pas de créer d’abondantes confusions chez les éditeurs, français notamment, dont se plaindra l’impétrant.

Plus tard eut été trop tard

Pour le plus grand bénéfice de cette chronique, Dittersdorf prit soin d’achever ses mémoires au terme de sa vie et chargea son éditeur Breitkopf de les publier après sa mort, laquelle survint le surlendemain même du point final, démontrant de la sorte que la procrastination est une imprudente faiblesse. Lesdites Mémoires, qui font découvrir un homme que les honneurs ont conservé modeste, furent republiées en 1910 et en français par un éditeur bruxellois que l’Université d’Ottawa a eu le bon goût de numériser récemment.

Au fil du texte, Dittersdorf décrit la vie d’un maître de chapelle – Kapellmeister en allemand mais on dirait un directeur musical avec un vocabulaire plus moderne, étant entendu que le titulaire du poste se devait aussi d’être compositeur puisque la musique contemporaine était alors la seule consommée –, et les questions inhérentes à la fonction : niveau technique des musiciens qui, selon les budgets disponibles étaient de vrais instrumentistes professionnels ou de simples domestiques disposant de quelques compétences musicales, problème de justesse, d’effectifs, de recrutement, de discipline, de travail, etc. Autant conclure que rien n’a beaucoup changé aujourd’hui pour ce qui concerne le management d’un orchestre, sauf peut-être notre très fameux Régime français des Intermittents qui est censé mettre les musiciens à l’abri des vicissitudes que connut Dittersdorf avec ses employeurs successifs. Cela commença tandis qu’il était encore adolescent et déjà violoniste au service du Prince von Sachsen-Hildburghausen qui résidait à Vienne. Celui-ci, appelé à d’autres fonctions, quitta la capitale impériale mais reclassa heureusement ses musiciens dans divers orchestres : Ditters fut donc embauché dans l’orchestre du Théâtre de la Cour Impériale. Une mésestime avec le successeur du directeur qui l’avait recruté, le baron Spork, conduisit le musicien à un bras de fer et sa démission en 1764 pour accéder au poste de Kapellmeister de l’évêché de Grosswardein (à l’époque situé en Hongrie mais devenu aujourd'hui Oradea en Roumanie) où il succéda à Michael Haydn, frère de Joseph Haydn, qui quittait ce même poste pour Salzburg. Mais, cinq ans plus tard, en 1769, la chapelle du Prince-archevêque fut dissoute suite à une cabale qui fit croire que l’orchestre avait produit de la musique de divertissement pendant le carême, et revoilà notre ami Dittersdorf sans orchestre et sans emploi. Une fois encore, il retrouva une charge de kapellmeister auprès du comte Schaffgotsch (on atteint le summum de l’imprononçable… NDA), prince-évêque de Breslau, future Wroclaw en Pologne, alors sous administration prussienne. Ce poste, dans lequel Dittersdorf officiera durant un quart de siècle, était en outre agrémenté d’une mission de Maître des forêts et des chasses princières, association qui peut paraitre surprenante mais rendit bien service au musicien lorsque la guerre et ses nécessités financières se firent plus fortes que la musique, causant la suspension des activités de l’orchestre en 1778 et le licenciement des musiciens.

Palais épiscopal de Grosswardein

Le palais épiscopal d’Oradea (anciennement Grosswardein) où siégeait le Prince-Archevêque. Les deux maîtres de chapelle qui se succédèrent furent Michael Haydn (1760-1763) et Carl Ditters von Dittersdorf (1764-1769) jusqu’à la dissolution de l’orchestre. Le bâtiment aux 365 fenêtres abrite aujourd’hui un musée.

En ce temps-là, les fonctions d’un Kappelmeister sont donc tout autant musicales que politiques car la musique est un instrument politique : tout prince, roi ou prince-archevêque se doit de disposer d’un orchestre et d’un compositeur attitré pour le plus grand bénéfice de sa diplomatie. Le musicien qui en a la charge, le talent musical et le sens de la répartie est donc assuré d’accéder directement aux puissants qui gouvernaient. Ainsi, à l’occasion de la production de ses symphonies du cycle Les Métamorphoses d’Ovide, Dittersdorf fut-il reçu en audience par l’empereur d’Autriche Joseph II. La rencontre donna lieu à un surréaliste échange sur les mérites comparés de Mozart et de Joseph Haydn durant lequel, malgré les questions pressantes de l’empereur, Dittersdorf se garda d’autant plus de prendre une position tranchée que ces deux-là étaient ses amis. D’ailleurs, quel dommage que les Mémoires soient muettes à propos des séances de quatuor auxquelles il participa régulièrement à Vienne en compagnie de ces deux génies ! Pour déchiffrer les quatuors op. 33 de Haydn composés en 1781, Dittersdorf et Haydn prenaient les parties de violon, Mozart était à l’alto et Vanhal, lui-même élève de Dittersdorf, au violoncelle. Plus tard, ce sera Mozart qui dédicacera à Haydn ses Quatuors 14 à 19, écrits entre 1782 et 1785. Combien aurions-nous donné pour être présents ?

Gluck et Farinelli

En revanche, les Mémoires rapportent les détails du voyage en Italie de 1763 (Dittersdorf a 24 ans) avec Gluck, déjà célèbre mais pas encore l’un des deux protagonistes instrumentalisés de la fameuse Querelle des Gluckistes et des Piccinnistes qui opposa à Paris à partir de 1775 les tenants du style à la française et ceux de la nouvelle vague italienne. Gluck, donc, proposa à son cadet de l'accompagner à Bologne, ville dans laquelle il avait été invité pour l'inauguration du nouveau théâtre et diriger un opéra qu'il n'avait d'ailleurs pas encore écrit. Les deux compères restèrent quelques semaines en Italie, égrenant les rencontres musicales, en particulier avec le Padre Martini et surtout l'immense castrat Farinelli, âgé à l'époque de 58 ans, et qui, ému par un concerto que Dittersdorf venait de composer et d’exécuter, lui fit remettre anonymement et par un inconnu une conséquente somme d'argent. Mais le nom du donateur sera découvert quelques jours plus tard car Gluck et Dittersdorf, invités à déjeuner chez Farinelli, reconnaitront dans la domesticité du maître l’homme qui était venu remettre l'argent. Ce voyage initiatique fut surtout l'occasion pour Dittersdorf de se faire connaître, non seulement comme violoniste virtuose mais comme compositeur.

Bien au-delà de ses écrits, Dittersdorf nous lègue un catalogue d’une incroyable fécondité qui explique aussi pourquoi il fut l’un des compositeurs les plus en vogue de son temps : une vingtaine de concerto pour violon, cinq pour alto, quatre pour clavecin sans oublier un Grand concerto pour 11 instruments et, dans une formation pour le moins innovante, un très original Double concerto pour alto, contrebasse et orchestre. On y trouve enfin quatre oratorios et autant de messes, une quarantaine d’opéras, près de deux-cents symphonies caractérisées par une très forte inventivité, des expérimentations orchestrales, et l’influence marquée du Sturm und Drang qui, chez les compositeurs, se caractérise par de forts contrastes dynamiques, des tonalités souvent mineures et tous les artifices d’écriture permettant de faire ressortir le caractère passionné ou dramatique : notes répétées, syncopes à foison, interruption subite du discours musical, traits d’orchestre caractéristiques, etc. On comprend bien pourquoi, malgré un injuste oubli, ce compositeur compte parmi les compositeurs majeurs de la période classique avec les frères Haydn, Mozart, Gluck et Carl Philipp Emanuel Bach.

Philippe LERAT

L’orchestre Les Pléiades interprètera en juin 2015 la symphonie Les Quatre âges du monde, tirée d’un cycle de 12 symphonies inspirées des Métamorphoses d’Ovide. Malheureusement, seule la moitié de ces symphonies nous sont parvenues. Il s’agit typiquement d’une musique dite « à programme » dans laquelle Dittersdorf illustre des épisodes de la mythologie rapportés par Ovide.

villa farinelli à bologne

Gravure de la villa de Farinelli (1705-1782) à Bologne qui abritait une collection de plus de 400 tableaux de grands maîtres et d’instruments de musique. Celle-ci fut dispersée à la mort du castrat. Au 20e siècle, la villa fut transformée en bureaux pour une usine de sucre, gravement endommagée par des bombardements en 1943 et malheureusement détruite en 1949.

Sources :

Discographie :

  • Chez Naxos, 4 volumes de symphonies de Dittersdorf par le Failoni Orchestra dirigé par Uwe Grodd (réf. 8.553974, 8.553975 et 8 .553368) et le Lisbon Metropolitan Orchestra dirigé par Alvaro Cassuto (réf 8.570198)

  • En écoute libre :

- Symphonie en la mineur : https://www.youtube.com/watch?v=pUgKCMymh4E

- Concerto pour contrebasse (avec un jeune contrebassiste, WilliamMcGregor, dont on pourrait encore entendre parler, 12 ans dans la vidéo… Je suis rarement emphatique à propos des jeunes prodiges mais celui-ci est vraiment hors normes) : https://www.youtube.com/watch?v=ifbIUp1tYnM

Partitions libre d’accès :

Sur IMSLP : http://imslp.org/wiki/Category:Dittersdorf,_Carl_Ditters_von

Edition française du 18e siècle de 6 symphonies à 8 parties de Dittersdorf. On y découvre que « Charles Ditters » est « premier violon et maître de musique du Prince Esterhazi », ce qui est évidemment faux et créé une confusion sûrement volontaire avec Joseph Haydn, lequel servit – malgré lui – bien souvent de prête-nom à des éditeurs peu scrupuleux pour mieux vendre les œuvres qu’ils imprimaient.