4- Le Sturm und Drang fait-il mal ?
Le Sturm und Drang – traduit communément par « Orage et Passion » mais dont l’exactitude imposerait plutôt « Orage et Pulsion » – est à l’origine un mouvement littéraire germanique, inspiré par Jean-Jacques Rousseau et les Lumières, qui connut son apothéose avec Goethe (Werther, 1773) et Schiller (Les Brigands, 1781) et dont le drame constitue l’essence de l’inspiration. Du Rhin au Danube, nombre de compositeurs furent influencés par ce courant, sans que l’on puisse, de toute évidence, prétendre à sa transposition littérale chez les musiciens. Précisons aussi qu’après la disparition du très complexe contrepoint baroque, enterré en 1750 avec Bach et dont la forme fuguée constituait la cathédrale, le style en vogue exigeait une simplification de l’écriture (une ligne mélodique soutenue par un accompagnement beaucoup moins élaboré) et que, par réaction à cette simplicité somme toute un peu fade, certains compositeurs s’essayèrent à densifier leur discours et à porter à un plus haut degré ce pour quoi la musique est d’abord faite : susciter l’émotion.
A ce style particulier d’écriture, les autrichiens Haydn et Mozart mais aussi les fils de Bach (Carl Philipp Emmanuel, Johann Christian, Wihelm Friedemann), d’autres allemands (Joseph Martin Kraus par ex.) et une kyrielle de tchèques (Johann Baptist Vanhal, Leopold Anton Kozeluch, etc.) y succombèrent quelques temps, plus ou moins sporadiquement, aux alentours des deux décennies 1760 et 1770. La forme symphonique – beaucoup – mais également le quatuor, le ballet ou l’opéra furent les principaux réceptacles de ces émois nouveaux bâtis sur le frisson, la tension, l’étonnement, la douleur ou la surprise. Plus fréquent chez Joseph Haydn, le style Sturm und Drang est disséminé dans quelques symphonies d’une œuvre monumentale qui en comprend 104. « Quelques mouvements » devrait-on écrire pour être tout à fait exact – souvent les mouvements extrêmes –, comme si l’auditeur, le cœur chaviré par l’émotion, était dans l’incapacité de supporter, toute une symphonie durant, autant de tensions et de passions et qu’il fallait l’intermède et du mode majeur et des formes plus conventionnelles du menuet ou de l’andante pour apaiser les esprits surchauffés.
A y regarder de près, la cuisine musicale du Sturm und Drang révèle un certain nombre d’ingrédients épicés dont l’émotion recherchée naît de la combinaison savante. Ainsi, la théâtralité de la symphonie 39 s’impose dès les premières mesures : après une brève exposition du thème par les violons seuls sous une forme question-réponse (dominante-tonique), le discours s’interrompt soudain sur un silence d’une mesure entière avant de repartir dans des modulations plus éloignées. Et tous les matériaux, trucs et astuces du Sturm und Drang sont présents dans les deux allegro : un tempo dont la rapidité est artificiellement renforcée par des notes rapides et répétées des basses ou des parties intermédiaires qui donnent l’illusion d’une tension supplémentaire, des grands sauts de cordes que l’archet baroque rendait plus facile qu’aujourd’hui, et, bien évidemment, l’emploi du mode mineur, modérément usité en général, renforcé par l’emploi de dissonances passagères propres à chatouiller l’oreille.
Mais le style Sturm und Drang, ce feu qui se consuma en à peine plus que deux décennies, fut peu à peu délaissé par les compositeurs. Expérimentation hasardeuse ? Impasse musicale ? Il en restera cependant des braises chaudes qui, quelques années plus tard, alimentées par des pyromanes immensément talentueux, incendièrent la vieille Europe et donna naissance, cette fois-ci pour de bon, au Romantisme.
Philippe LERAT
La symphonie n°39 de Joseph Haydn sera donnée par l’Orchestre Les Pléiades les 24 et 25 mai 2014 à Paris.
Pour aller plus loin en quelques clics ou davantage de pages :
- L’excellente interview de Charles Rosen, « Sturm und Drang » et Lumières en littérature et en musique », Revue germanique internationale http://rgi.revues.org/490
- Le Dictionnaire de la Musique chez Larousse
- Encyclopeadia Universalis
- Joseph Haydn de Marc Vignal, Ed. Fayard